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La monotonie de la neige, des réunions interminables, des fax déversant leurs statistiques et leurs comptes rendus, de la vie qu’il s’était bâtie lui-même pour l’argent et les rêves.

A midi, il posa sa tête sur le bureau. Cinq jours que Rowan et Michael étaient partis. Ni appel ni message. Ses cadeaux les avaient-ils attristés ? Leur avaient-ils déplu ? Les avaient-ils effacés de leur esprit comme lui-même tentait d’effacer le souvenir de Tessa, de Gordon mort sur le sol, de Yuri balbutiant et se tordant les mains, de l’hiver froid dans la lande et des sarcasmes d’Aiken Drumm ?

Que cherchons-nous ? De quoi avons-nous besoin ? Comment savoir ce qui nous rendra heureux ? C’était si simple de prendre le téléphone, de les appeler pour voir si tout allait bien, de leur demander s’ils s’étaient remis du voyage.

Et si leurs voix étaient cassantes et indifférentes et qu’il se retrouvait avec le combiné dans les mains, la ligne coupée après de brefs adieux ? Non, ce serait pis que tout.

Ou, plus exactement, ce n’était pas ce qu’il voulait.

Aller là-bas. Les voir. Sans relever la tête, il appuya sur le bouton. « Préparez l’avion. » Quitter la ville du froid mordant pour le pays perdu de l’amour. Juste les observer, voir leur maison aux lumières chaudes, regarder à travers les fenêtres et s’en aller sans un bruit, sans exiger un regard. Juste poser les yeux sur eux.

Autrefois, les habitats étaient petits et clos, sans fenêtres, fortifiés. On ne voyait pas les gens à l’intérieur. Aujourd’hui, c’était différent. Le territoire de chacun était délimité par des carreaux de verre qui ne bouchaient pas la vue et permettaient de voir sans être vu.

Cela lui suffirait. Fais-le. Ils ne le sauront jamais. Tu ne leur feras pas peur.

La voiture était prête. Remmick avait fait descendre les bagages.

— Il doit faire bon dans le Sud, monsieur.

— Oui, le pays de l’été, répondit-il.

— C’est exactement ce que signifie Somerset, en Angleterre, monsieur.

— Je sais. À bientôt. Et n’hésitez pas à m’appeler s’il y a quoi que ce soit.

 

Un crépuscule éloquent, une ville si verte que les créatures de l’air y chantaient les chants du soir. Il descendit de voiture à quelques pâtés de maisons. Il avait vérifié le chemin sur une carte. Il longea les grilles de maisons anonymes aux fenêtres déjà éclairées. Les cigales chantaient et les oiseaux fondaient sur elles pour un baiser mortel.

Il pressa le pas en s’émerveillant devant les trottoirs inégaux, les dalles branlantes, les briques couvertes de mousse. Tant de jolies choses à toucher et à voir. Il arriva enfin à l’angle de leur rue.

C’était donc la maison où était né un Taltos. Majestueuse pour l’époque, avec ses murs de stuc imitation pierre et ses cheminées fièrement dressées vers le ciel.

Son cœur battait trop vite. Ses sorciers.

Ne pas déranger. Ne rien demander. Juste regarder. Pardon de marcher le long de la grille, sous les branches fleuries, de sauter par-dessus la grille et de me glisser dans les fourrés humides.

Aucun garde en vue. Cela signifie-t-il que vous me faites confiance ? Que vous me croyez incapable de venir sans avoir été invité ? Je ne veux rien voler. Juste regarder de loin.

Voilà le lagerstrœmia sous lequel se tenait Lasher, d’où il effrayait le petit Michael, lui faisait signe d’approcher.

Il toucha des doigts l’écorce cireuse. L’herbe était épaisse sous ses pieds. L’odeur des fleurs et de la verdure, des êtres vivants et du sol était partout. Un endroit paradisiaque.

Il se tourna lentement et contempla la maison, les porches superposés de chaque étage. La chambre de Julien était là, au plus haut de la vigne et de ses vrilles. Et là, au rez-de-chaussée, le salon.

Où êtes-vous ? Oserai-je m’approcher encore un peu ? Surtout, ne pas être vu. Ce serait une catastrophe.

Derrière les rideaux de dentelle, des lumières s’allumèrent, éclairant les peintures murales. Protégé par l’obscurité, rien ne l’empêchait d’approcher encore.

Les fresques de Riverbend. Michael les lui avait décrites. Se préparaient-ils à dîner tous ensemble ? Il traversa la pelouse du pas le plus léger possible. Ressemblait-il à un voleur ? Des massifs de roses le protégeaient des gens derrière les vitres.

Tant de gens ! Des femmes jeunes et vieilles, des hommes en costume, des voix en désaccord. Ce n’était pas ce que j’avais espéré voir. Je veux voir mon sorcier et mes sorcières.

Michael, enfin ! Son vœu était exaucé. Il faisait de grands gestes comme s’il était en colère contre les autres, qui pointaient le doigt et parlaient tous ensemble. Soudain, comme sur un signal, tout le monde s’assit et les domestiques se glissèrent hors de la pièce. Une odeur de soupe et de viande.

Rowan entra enfin. Elle avait l’air d’insister sur quelque chose en les regardant tous. Elle fit rasseoir les hommes. Une serviette blanche gisait par terre. Si seulement il pouvait s’approcher encore !

Mais il les voyait bien tous les deux et entendait même le bruit des cuillères dans les assiettes. Odeur de viande, d’humains, de…

Ce n’était pas possible ! Cette odeur si forte, si entêtante – Une femelle !

Et, juste au moment où il se répétait que c’était impossible, où il cherchait des yeux la petite sorcière aux cheveux roux, la Taltos entra dans la pièce.

Il ferma les yeux et écoula son cœur. L’odeur transperçait les murs de brique, s’insinuait dans les joints et les craquelures et venait frapper l’organe entre ses jambes. Saisi, le souffle coupé, les sens en émoi, il voulait fuir mais restait pétrifié sur place.

Une femelle. Une Taltos. Ici. Avec des cheveux roux s’embrasant sous le lustre. Les bras écartés, elle parlait avec anxiété sur un rythme très rapide. Il entendait les notes de sa voix limpide. Et ce visage de nouveau-né, ces bras délicats et ce sexe tout imprégné de l’odeur, une fleur ouverte dans l’obscurité.

Rowan ! Michael ! Pourquoi me l’avoir cachée ? Elle était là et vous ne m’en avez rien dit, vous qui vous prétendiez mes amis.

Tremblant, le cerveau embrumé par l’odeur, il ne pouvait détourner son regard. Humains ! Étrangers ! Vous m’avez tenu à l’écart. Et ma jolie princesse debout devant vous, déclamant je ne sais quoi et… Étaient-ce des larmes dans ses yeux ? Quelle magnifique créature !

Il sortit de derrière le massif et s’approcha encore pour entendre sa voix plaintive.

— Il y avait la même odeur sur la poupée ! Vous avez jeté l’emballage mais je la sens sur la poupée et dans la maison.

Quel vénérable conseil pouvait ne pas répondre à ses supplications ? Michael réclama le calme. Rowan baissa la tête. L’un des hommes s’était levé.

— Je casse la poupée si vous ne me le dites pas ! cria la somptueuse femelle.

— Non, ne fais pas ça ! protesta Rowan en se précipitant vers elle. Non. Michael, attrape la Bru. Arrête-la !

— Morrigan, Morrigan…

Moi qui t’aimais, Rowan, se dit Ash. J’ai même cru pendant un court instant que je pourrais être l’un des vôtres. Il se mit à pleurer. Samuel avait raison. Et là, derrière ces carreaux… Que faire ? Briser la vitre et les affronter ? Leur demander des explications ?

Elle avait senti l’odeur dans les présents qu’il leur avait envoyés. La pauvre ! Ce devait être une torture pour elle.

Brusquement, elle leva la tête, aux abois. Les hommes rassemblés autour d’elle n’arrivaient pas à la faire asseoir. Qu’avait-elle vu ? Pourquoi regardait-elle vers la fenêtre ? Elle ne pouvait pas le voir à contre-jour.

Il recula dans l’herbe. L’odeur ! Oui, sens l’odeur, ma douce, ma belle ! Il ferma les yeux et recula en titubant.

Elle était maintenant pressée tout contre le carreau, les mains appuyées dessus. Elle savait qu’il était là !

Pendant une éternité, il n’avait vu ses semblables qu’en rêve ou alors vieilles et flétries comme Tessa. Et maintenant, il y avait cette beauté jeune et chaude qui le cherchait.

La vitre se brisa. Il l’entendit crier et la vit se précipiter vers lui.

— Ashlar ! hurla-t-elle avant de se mettre à parler avec ce débit rapide que lui seul pouvait comprendre.

Le cercle, les souvenirs, les chants.

Rowan et Michael étaient sur le pas de la porte-fenêtre.

Elle traversa l’herbe humide en courant et sauta dans ses bras en l’enveloppant dans sa chevelure rousse. Il serra contre lui ses seins si chauds et vivants et glissa une main sous sa robe pour toucher son sexe brûlant, son repli humide pour lui.

— Ashlar ! Ashlar !

— Tu connais mon nom ? murmura-t-il tout en l’embrassant avidement.

Comment ne pas lui arracher tout de suite ses vêtements ?

Les deux autres ne faisaient pas un geste et l’observaient en silence. Vous m’avez trahi. Personne ne levait le petit doigt pour s’interposer, pour le séparer de la précieuse femelle qui lui avait sauté au cou. Le visage de Michael était interrogateur et celui de Rowan résigné.

Il avait envie de dire : « Désolé, je dois l’emmener. Vous le savez. Je ne suis pas venu pour ça. Je ne savais pas. »

Elle le dévorait de baisers. Quelqu’un accourait sur les dalles. N’était-ce pas la sorcière aux cheveux roux ? Mona ?

— Morrigan !

— Je pars, maman, je pars.

Elle avait chanté si vite, avaient-ils compris ? Mais cela lui suffisait. Il la souleva et se mit à courir au moment où Michael lui adressait un signe d’adieu, un simple geste de permission. Rowan hochait seulement la tête et Mona hurlait.

Il se hâta dans le noir. Sa jeune beauté ne pesait rien dans ses bras. Il traversa une pelouse, longea des allées pavées puis parcourut un autre jardin sombre et parfumé. Humide et dense comme les forêts d’autrefois.

— C’est toi ? C’est toi ? L’odeur des cadeaux me rendait folle.

Il la déposa sur le faîte du mur, passa par-dessus et la récupéra dans la rue obscure et déserte. Il lui tira la tête en arrière par les cheveux et couvrit sa gorge de baisers.

— Ashlar, pas ici ! dit-elle, bien que complètement soumise et abandonnée dans ses bras. Dans la lande, Ashlar ! Dans le cercle de Donnelaith ! Il est toujours là, je le sais, je le vois.

Oui. Allait-il pouvoir tenir tout le trajet au-dessus de l’Atlantique, elle lovée dans ses bras ?

Il lui attrapa la main et se mit à courir, l’entraînant avec lui.

Oui, dans la lande.

— Ma chérie, murmura-t-il en s’arrêtant.

Il jeta un dernier regard sur la solide maison pleine de secrets, de sorcières, de magie. La Bru. Le livre.

— Mon épouse, ma femme enfant…, dit-il en la serrant contre lui.

Il la prit de nouveau dans ses bras et se remit à courir de plus belle.

Les paroles prononcées dans la grotte par Janet lui revinrent à l’esprit.

Mais la mémoire, la pensée, l’esprit qui pesaient tant sur nos vies, nos erreurs, nos impairs, nos humiliations n’avaient plus autant d’importance.

Non, la mémoire se faisait aussi douce et naturelle que les arbres dressés au-dessus de leurs têtes, la dernière lueur du ciel pourpre, le ronronnement du soir autour d’eux.

Dans la voiture, il la prit sur ses genoux, ouvrit sa robe d’un geste sec, attrapa ses cheveux et s’en caressa les lèvres et les yeux. Elle fredonnait et pleurait en même temps.

— La lande, murmura-t-elle, le visage empourpré, les yeux brillants.

— Avant que le matin n’arrive ici, ce sera le matin là-bas et nous serons au milieu des pierres, dit-il. Nous nous allongerons dans l’herbe et le soleil se lèvera sur nous, inséparables.

— Je le savais…, chuchota-t-elle à son oreille.

Il referma sa bouche sur son mamelon et se mit à le sucer en poussant des petits gémissements.

La voilure démarra dans les ténèbres aux ombres multiples, laissant derrière elle l’angle de la rue et sa majestueuse demeure, les grandes branches feuillues retenant l’obscurité comme un fruit mûr sous le ciel violet. Elle les emmenait vers le cœur le plus vivace du monde, eux deux, ensemble, le mâle et la femelle.

 

 

FIN



[1]Cheval alezan d’origine arabe, à la crinière et à la queue blanches (N.d.T.)

[2]Parchman est le pénitencier le plus dur du Mississippi.

[3]Livres composés de feuilles cousues ensemble (N.d.T.).

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